Au fil de la Meuse : berceau d’une économie lorrain vivante

La Meuse, douce sinueuse traversant forêts, bocages, villages et cités, n’est pas simplement une artère géographique. Depuis le Moyen Âge, elle incarne une colonne vertébrale vitale pour l’économie de la Lorraine. Par la rivière et par le département qui porte son nom, la Meuse a vu se développer au fil des siècles un foisonnement d’activités industrielles et artisanales, écrivant une histoire riche, souvent insoupçonnée. Sillonnant des paysages variés, la Meuse irrigue les terres comme elle arrose la mémoire collective — de Bar-le-Duc à Commercy, de Verdun à Saint-Mihiel, d'anciens ateliers en friches industrielles, ces rivages racontent une saga humaine, marquée par l’inventivité et le courage de ses habitants.

La Meuse, artère de la métallurgie lorraine

L’eau et les forêts : des atouts naturels

Ce n’est pas un hasard si les seigneuries et abbayes installèrent dès le Moyen Âge, sur les rives de la Meuse et de ses affluents, des martineries, des forges et des moulins à eau. L’eau abondante, la proximité des vastes forêts (source de charbon de bois), et un sous-sol généreux en minerai de fer ont favorisé le développement, dès le XIII siècle, d’une métallurgie florissante. Les sites de Vaucouleurs, Dommary-Baroncourt, Saulcy-sur-Meurthe ou Stenay deviennent, entre le XVe et le XVIIIe siècle, des centres actifs d’affinage et de forge. La renommée des forges de la Meuse s’étendait jadis jusqu’en Champagne, en Bourgogne et au-delà.

Du fer des bocages au canon de Verdun

Lorsque la Révolution industrielle s'amorce au XIX siècle, la Meuse se positionne rapidement comme un maillon clé. On estime qu’à la fin du XIXe siècle, le département de la Meuse comptait encore plus de 120 établissements sidérurgiques et métallurgiques (source : Lorraine Industrielle, Presses Universitaires de Nancy). Ici sont produits rails, outillages agricoles, constructions, ustensiles domestiques, mais aussi pièces d’artillerie — la fonderie de Broussey-Raulecourt configure par exemple des canons pour le front de Verdun durant la Grande Guerre.

Verdun, meurtrie lors de la Première Guerre mondiale, doit une part de sa reconstruction aux forges et ateliers de la région. L’industrie métallurgique recule au XXe siècle, mais des entreprises comme Forges de l’Est ou SAFRAN (à Commercy) perpétuent l’héritage, adaptant savoir-faire traditionnel et hautes technologies.

La Meuse, vallée de la verrerie et des faïenceries

Un réseau verrier ancien

La Meuse, c’est aussi une tradition verrière dont les racines plongent dans le XVII siècle, période où les familles de maîtres verriers s’installent en forêt, profitant sablières et bois Aulnois. Sur la route de Commercy ou de Vaucouleurs, on retrouve encore les traces des verreries de Vannes-le-Châtel et de Bayel. Ces ateliers produisent des verres, des gobeleteries, des vitraux — exportés jusqu’aux grandes tables d’Europe.

Au XIX siècle, la renommée s'affirme grâce à l’arrivée de nouveaux procédés (gaz, charbon), favorisant la production en série. À côté du verre, la faïence fait la fierté de la Meuse, à l’image de Saint-Clément, dont les assiettes fleuries sont cotées des collectionneurs au musée d’Épinal.

La Meuse, territoire d’innovations artisanales

Émaux, batellerie, sabotiers et traditions vivantes

Outre le fer et le verre, la Meuse excelle dans nombre de spécialités artisanales, moins connues mais profondément enracinées :

  • Les émaux de Longwy (fondés en 1798), réputés pour leur technique de cloisonné polychrome et exportés dans le monde entier.
  • L’horlogerie de Bar-le-Duc, tradition attestée dès le XVIII siècle.
  • La batellerie fluviale : C’est sur la Meuse que prospère alors une flottille de mariniers (“rachats”) acheminant bois, grumes, vins et denrées pondéreuses vers la Belgique et les Pays-Bas. Au XIX siècle, le canal de la Meuse (ou « canal de l’Est ») voit passer plus de 10 000 bateaux/an (source : Archives Départementales de la Meuse).
  • Les sabotiers de la Forêt de Lisle-en-Barrois, qui, jusqu’à l’aube de la motorisation agricole, taillent à la hache dans le tremble, le frêne et l’aulne, un artisanat disparu mais célébré lors de fêtes locales.
  • L’admirable coutellerie de Vaucouleurs, active jusqu’au XIX siècle.

Les marchés et foires perpétuent le savoir-faire du cuir, du textile, du bois, tandis que les frères Thuillier, à Saint-Mihiel, innovent au XIXe siècle dans la production du tissu « indienne » (tissu de coton coloré à motifs imprimés).

La Meuse, support du patrimoine vivant et des savoir-faire rares

Si l’industrialisation a décliné après la Seconde Guerre mondiale, la Meuse cultive un patrimoine industriel devenu richesse patrimoniale, perpétué par des Musées de la métallurgie (Dommary-Baroncourt), circuits de découverte (“Route du fer”), et restaurations de fours à grès ou à faïence à Vaucouleurs ou Saint-Mihiel. Les ateliers d’artisans d’art (vitrail, sculpture sur pierre, céramistes) témoignent de la vitalité d’un territoire attaché à ses gestes anciens, mais ouvert à la création contemporaine.

La dynamisation du territoire, encouragée par les Parcs naturels régionaux, passe par la valorisation des savoir-faire. Ainsi, la Maison du Patrimoine de Doulcon, ancienne papeterie, accueille désormais expositions, formation et transmission des métiers manuels liés à l’eau, au bois, au fer ou à la pierre.

Itinéraires et témoins à explorer

Pour qui souhaite arpenter cette histoire sur le terrain, la vallée de la Meuse offre un chapelet de lieux emblématiques :

  • Verdun : son port, ses quais et l’arsenal, vestiges industriels et mémoire du conflit 1914-1918.
  • Bar-le-Duc : l’ancienne Manufacture de Saint-Louis, la rue du Bourg et ses ateliers d’horlogerie, la visite guidée de la “Fonderie Guibal”.
  • Saint-Mihiel et Stenay : musées dédiés à la batellerie et à la vie rurale.
  • La Forêt de Lisle-en-Barrois : écomusée du sabot.
  • Les Verreries de Vannes-le-Châtel et de Bayel : démonstrations, ventes d’art verrier contemporain, expositions sur l’histoire du verre.

D’autres circuits thématiques relient les anciennes faïenceries de Longwy, les forges de Broussey, le canal de la Meuse à pied ou à vélo. Ici, l’industrie se fait paysage ; l’artisanat, mémoire vivante.

Entre mémoire et renouveau : le futur des savoir-faire meusien

La transmission reste un enjeu majeur dans ce département largement rural. Les écoles d’art, les compagnons et formations au patrimoine jouent un rôle prépondérant, tout comme des festivals — tel Art et Matière à Bar-le-Duc — qui mêlent démonstrations, expositions et rencontres entre anciens ouvriers, jeunes créateurs et grand public.

À l’heure où la Lorraine réinvente son image, la Meuse offre un exemple stimulant : celui d’un territoire où l’industrie ne s’oppose pas à l’artisanat, mais le nourrit, où l’eau et le fer côtoient la porcelaine, où chaque atelier, chaque écluse, chaque pont suspendu murmure une histoire — à condition d’oser s’arrêter et d’écouter attentivement.

La Meuse, c’est ce mélange singulier de discrétion et d’innovation, de mémoire vivante et d’avenir tissé à la main. Là coule, aujourd’hui encore, le sang discret mais vaillant de l’industrie lorraine.

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