L’esprit de la Lorraine : chronique d’un territoire de spiritualités multiples

Entre le fracas des guerres et la douceur des vallées, la Moselle a sans cesse recomposé son visage. Ici, la religion n’est jamais un simple décor, elle façonne la pierre et la mémoire, le paysage et la langue. La diversité religieuse de la Moselle est la fille de son histoire mouvementée : influence du Saint-Empire, clercs gallo-romains, luttes confessionnelles, frontières mouvantes, pluralité linguistique… autant de facteurs qui ont modelé, siècle après siècle, une mosaïque singulière de communautés religieuses. Remontons le fleuve du temps pour comprendre la subtilité et la richesse de leur empreinte sur ce pays lorrain.

De l’Église primitive à la révolution des monastères

L’empreinte chrétienne en Moselle remonte à la fin de l’Antiquité : Mettius, lointain ancêtre du nom de Metz, est mentionné au IV siècle dans les actes des premiers évêques. Déjà, la cité de Divodurum (Metz) tisse des liens avec Rome et devient siège épiscopal. C’est sous le haut Moyen Âge que s’organise la vie religieuse locale, souvent autour de l’évêché puissant et de monastères d’inspiration bénédictine ou mérovingienne.

  • 703 : Fondation de l’abbaye de Gorze, pivot du renouveau monastique carolingien. Cet établissement deviendra l’un des fers de lance de la Réforme monastique au X siècle, essaimant son rayonnement dans toute l’Europe occidentale (Lorraineaucoeur.com).
  • 741 : Fondation de l’abbaye Saint-Arnould de Metz, qui abrite au Moyen Âge les reliques de Charles Martel et de la dynastie carolingienne.
  • Les abbayes cisterciennes, prémontrées et chartreuses essaiment entre le XII et le XIII siècle : abbaye de Salival, de Saint-Clément, de Justemont, des Prémontrés de Pont-à-Mousson…

Les moines ne sont pas seulement bâtisseurs d’églises : ils drainent l’assèchement des marécages, défrichent, organisent la vie rurale, introduisent de nouveaux modes de gestion agraire. Certaines abbayes possèdent au Moyen Âge plusieurs milliers d’hectares de terres (Persée, Revue Lorraine Populaire 1977). De ces siècles subsiste un réseau dense de “granges dîmières” et d’anciens sites monastiques, dont les ruines jalonnent chemins et villages.

De la Réforme à l’Âge des Lumières : frontières confessionnelles, conflits et coexistence

Le XVI siècle bouleverse les certitudes : la Réforme protestante, impulsée d’Allemagne toute proche, trouve écho dans une partie de la noblesse et de la bourgeoisie messine. Metz devient “ville libre”, siège d’une importante minorité protestante notamment calviniste. Mais les édits royaux rétablissent peu à peu la catholicité d’État (édit de Nantes, puis révocation de 1685), et le protestantisme recule.

  • À la veille de la Révolution : la Moselle compte près de 400 églises, 22 abbayes, une dizaine de couvents, 7 prieurés, mais aussi des synagogues anciennes à Metz, Boulay, Sarrebourg et Thionville (Archives Départementales Moselle, Gallica).
  • Les Filles de la Charité, les Dominicaines, les jésuites installent collèges et hôpitaux dans les villes majeures.
  • Le protestantisme, persécuté sous Louis XIV, subsiste clandestinement dans quelques villages des marches luxembourgeoises ou sarroises (Sarrebourg, Rédange, Bouzonville).
  • Communauté juive : installée en Moselle dès le Haut Moyen Âge, elle connaît une importance singulière au XVII et XVIII siècle ; Metz devient l’un des plus grands foyers juifs français (plus de 2 000 fidèles en 1789).

La cohabitation entre confessions, rarement exempte de tensions, donne naissance à une géographie religieuse très particulière. Les “simultaneums” (partage d’un même édifice par catholiques et protestants) jalonnent encore quelques villages de Moselle-Est, héritage d’une histoire frontalière et de coexistence parfois contrainte (CRDP Nancy-Metz).

Le Concordat et l’exception mosellane : une loi de la République… et d’Empire

Avec la Révolution puis l’Empire, c’est un véritable séisme institutionnel : les biens ecclésiastiques sont confisqués, les congrégations dissoutes, de nombreux religieux réfractaires fuient ou sont persécutés (plus de 1000 prêtres déportés ou contraints à l’exil en Lorraine entre 1792 et 1801, source Revue Lorraine Populaire).

Mais 1801 ouvre une page à part : sous Napoléon, la Moselle adopte le Concordat, qui subsiste ici jusqu’à nos jours. Les ministres des cultes (catholiques, protestants, juifs) sont rétribués par l’État, les églises appartiennent pour beaucoup aux communes. L’Alsace-Moselle maintient cette “exception” même après la séparation des Églises et de l’État en 1905, puis son retour à la France en 1918 – un cas unique en France, toujours en vigueur aujourd’hui (Vie Publique, 2023).

  • D’après l’INSEE (2022), la Moselle recense aujourd’hui plus de 700 églises paroissiales, une douzaine de temples protestants, une centaine de synagogues ou oratoires juifs survivants (nombreux fermés pour cause de dépeuplement).
  • La Moselle rurale possède aujourd’hui la plus grande densité de calvaires et de crucifix de toute la France, héritage d’une pratique rurale très soutenue aux XIX et XX siècles. Plus de 2 800 croix recensées en 2021 par la Société d’Histoire de la Lorraine.

Du XIX au XXI siècle : essor, emprises nouvelles et fractures

Le XIX siècle est celui de la “revanche catholique” mais aussi du retour en force des congrégations féminines, masculines, enseignantes et soignantes : Sœurs de Saint-Charles (fondées à Nancy, relais très actif en Moselle), Franciscaines, Marianistes, Salésiennes, etc. Elles développent écoles, hospices et orphelinats, notamment après le rattachement du département à l’Empire Allemand (1871-1918).

  • Metz accueille, en 1881, la grande synagogue classée aujourd’hui Monument Historique : un des plus beaux temples israélites de France (France 3 Grand Est, 2023).
  • La Moselle voit naître, entre 1872 et 1914, une trentaine de couvents et maisons religieuses nouvelles, dont plusieurs subsistent aujourd’hui transformés en logements, écoles ou lieux associatifs.
  • Le protestantisme germanique connaît alors une certaine renaissance, notamment dans l’Est du département et à Forbach, Stiring-Wendel, Sarreguemines.

Les décennies 1930-1940, marquées par l’Occupation, voient le drame de la Shoah marquer des villages entiers : sur les 17 000 juifs recensés en Moselle en 1940, plus de 3 000 périront en déportation. Après-guerre, la majorité des communautés protestantes et juives connaissent une érosion constante (sources : Juifs en Moselle, Wikipédia, Dossier familial).

À cette histoire plurielle s’ajoutent, depuis la fin du XX siècle, les nouveaux visages religieux de la Moselle urbaine : mosquées, lieux de culte protestants évangéliques, temples bouddhistes (impulsés par la diaspora vietnamienne notamment), associations interreligieuses… La carte spirituelle continue d’évoluer, au rythme des migrations, de la déprise rurale, des reconversions de patrimoines.

Traces et héritages : la Moselle, terre de foi(s)

Aujourd’hui, le promeneur attentif croise en Moselle mille signes d’une ancienne présence religieuse : cloîtres désaffectés à Freistroff, enseignes hébraïques sur les maisons de Boulay, église “partagée” (simultaneum) à Berus ou Weiskirchen, tympans romans sur les chapelles vigneronnes, “escaliers de pénitents” en cœur de forêt, croix de chemin fleurant bon la pierre de Jaumont.

Le territoire conserve un patrimoine exceptionnel :

  • L’abbaye de Saint-Avold, l’église abbatiale de Munster, le couvent des Prêcheurs à Metz ou celui de Saint-Jean-de-Bassel, la synagogue de Boulay, l’ancien temple protestant de Forbach.
  • Le vieux cimetière juif de Créhange, un des plus anciens de Lorraine (attesté dès le XVe siècle, 1 500 stèles).
  • Villages “double cœur” avec, parfois à quelques dizaines de mètres, église et temple luthérien : une singularité géographique rare en France.
  • Processions, pèlerinages et fêtes patronales (Saint-Nicolas, Saint-Blaise, Saint-Urbain…) : autant de traditions vivaces qui témoignent, même discrètement, de l’empreinte des communautés religieuses dans la vie locale.

Le musée de Gravelotte, le Musée du pays de Sarrebourg ou les parcours “Judaïsmes en Moselle” du département (exposition itinérante 2023-2024) proposent aujourd’hui de découvrir ce patrimoine sous un angle renouvelé, entre mémoire et engagement citoyen.

En parcourant la Moselle, garder vivante la mémoire des communautés religieuses

S’intéresser à l’histoire des communautés religieuses en Moselle, c’est entrouvrir mille portes sur l’identité d’un territoire : celle d’une frontière bousculée, éprouvée, toujours recomposée par les événements d’Europe ; celle d’une diversité que les pierres racontent, et que les héritages liturgiques ou festifs perpétuent. C’est aussi, pour le visiteur, l’occasion de mesurer la part d’invisible ou de patrimonial que recèlent des villages, des paysages ou des traditions.

L’aventure des communautés religieuses en Moselle demeure un fil précieux, reliant passé et présent : à chacun, derrière les murs d’une synagogue oubliée, dans la lumière dorée d’un cloître roman ou sur le chemin d’un pèlerinage, de se l’approprier, avec écoute et respect.

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