L’histoire franco-allemande en Moselle : un territoire sans cesse recomposé

Les frontières de la Moselle ont été maintes fois redessinées, chaque guerre, chaque traité laissant une empreinte dans le quotidien des villages. Trois dates majeures structurent la mémoire locale :

  • 1871 : Après la guerre franco-prussienne, l’Alsace-Moselle est annexée à l’Empire allemand.
  • 1918 : La région redevient française à la fin de la Première Guerre mondiale.
  • 1940-1945 : Occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, puis retour définitif à la France.

Chacune de ces périodes a marqué l’architecture, la toponymie, la culture et même la gastronomie de la Moselle. Les villages ne sont pas des musées figés : ils portent, parfois en filigrane, la mémoire de ces passages successifs d’une souveraineté à l’autre (Source : Archives départementales de la Moselle, Dossier « L’Alsace-Moselle entre deux nations »).

Petite-Rosselle : la frontière dans la vie quotidienne

Posé sur la ligne de démarcation entre la France et l’Allemagne, Petite-Rosselle vit l’histoire à fleur de peau. Son jumelage de fait avec Großrosseln, sur le versant allemand, incarne la perméabilité de la frontière.

  • La frontière traverse encore le cimetière communal, où les tombes françaises et allemandes se côtoient.
  • Le passé minier : De 1856 à 1955, la houille noire fut exploitée par la Société des Mines de Wendel, employant des ouvriers allemands et français sans distinction. Beaucoup de familles ont encore des racines des deux côtés (Source : Musée Les Mineurs Wendel, Petite-Rosselle).
  • Un dialecte partagé : On y parle encore le platt, germanique, compréhensible des deux côtés de la frontière.

Aujourd’hui, la vie quotidienne à Petite-Rosselle témoigne d’une politesse héritée de la cohabitation : marchés binationaux, écoles jumelées, et une fête franco-allemande animée chaque été.

Sarreguemines et environs : la faïence, trait d’union artistique

Sarreguemines, entre Moselle et Sarre, est souvent identifiée à son patrimoine industriel. Pourtant, au-delà de la renommée de la faïencerie, la ville porte l’empreinte indélébile des influences franco-allemandes :

  • Une production renommée en Allemagne impériale : Entre 1871 et 1918, la faïencerie connaît son âge d’or, exportant ses pièces dans tout l’Empire germanique et au-delà. Le style s’enrichit de motifs germaniques, toujours visibles au Musée de la Faïence.
  • Patrimoine religieux trilingue : De nombreuses églises affichent encore des inscriptions en français, allemand et latin. Dans certains villages alentour comme Réhlingen ou Wittring, les offices se sont longtemps déroulés dans les deux langues (Source : Musée de la Faïence, Sarreguemines).
  • Le nom même de la ville, Sarreguemines, vient du germanique « Saar Gemünd », la confluence de la Sarre.

Sierck-les-Bains et la vallée de la Moselle : entre châteaux et villages frontières

Dominant un méandre encaissé du fleuve, Sierck-les-Bains fut longtemps le dernier rempart du Duché de Lorraine face au Saint-Empire. Son château médiéval, plusieurs fois assiégé lors des conflits frontaliers, raconte la tension permanente de la région.

  • Trilinguisme ancien : Jusqu’au 19e siècle, on parlait à Sierck un mélange de français, d’allemand et de luxembourgeois. Ce phénomène persiste dans les villages proches, comme Apach, où l’on jongle entre plusieurs langues au marché du samedi.
  • Le commerce transfrontalier : Depuis le Moyen Âge, Sierck vit de ses liens avec l’autre rive, aujourd’hui située au Luxembourg et en Allemagne. De nombreuses familles portent encore des patronymes aux consonances germaniques (Source : Comité d’histoire locale de Sierck).
  • La Buvette des Frontières, une auberge aujourd’hui disparue, fut un poste d’observation privilégié des passeurs et douaniers durant la Seconde Guerre mondiale. Son souvenir est entretenu par les anciens du village.

Phalsbourg et le Pays de Sarrebourg : bastions de mémoire et d’architecture

Sur la ligne des Vosges, Phalsbourg fut tour à tour ville allemande puis française, commandée par Vauban puis Bismarck. Les traces de ce passé se lisent sur les monuments comme dans les traditions.

  • Des écoles de garnison bilingues furent en activité jusque dans les années 1930, formant des enfants aux deux cultures. Des registres conservés à la mairie portent cet héritage (Source : Archives communales de Phalsbourg).
  • L’architecture défensive : Bastions, casemates, portes monumentales – la ville n’a jamais cessé d’adapter son urbanisme selon les standards militaires des deux puissances successives.

Tout autour, dans des villages comme Lutzelbourg ou Metting, la tradition culinaire reste marquée par la présence allemande passée : kougelhopf, sauerkraut, nouilles à la sarra, une cuisine façonnée par les récoltes, la rudesse du climat et le brassage des peuples.

Le Saulnois : la double mémoire du sel

Les plateaux du Saulnois, de Château-Salins à Dieuze, semblent éloignés de la frontière, et pourtant ils constituent un territoire éminemment franco-allemand :

  • La gestion du sel : Le sel était exploité dès le Moyen Âge et faisait l’objet de rivalités féroces entre pouvoirs français et germaniques. On compte jusqu’à 14 changements d’autorité sur certains villages entre le 16e et le 19e siècle (Source : Inventaire général, Lorraine, La route du sel).
  • Des forteresses emblématiques, comme Vic-sur-Seille, passent successivement sous bannière lorraine, française, puis allemande.
  • Patronymes, prénoms, noms de rue : Il n’est pas rare de rencontrer à Dieuze ou Marsal des Gilles, Wilhelms, Philippes ou Frieda, selon la génération et l’époque de naissance.

Langues, écoles, traditions : quand l’histoire s’invite dans le quotidien

La frontière culturelle se lit dans mille détails :

  • La langue : Dans le secteur de Thionville-Est, près de la frontière sarroise, plus de 35% des plus de 60 ans parlent encore le platt, selon l’INSEE (2011).
  • Les écoles bilingues : À Forbach, Faulquemont ou Bouzonville, des établissements proposent un enseignement en français et en allemand, perpétuant ainsi un héritage séculaire.
  • Les fêtes : Les Kirchweih, cérémonies mêlant religieux et profane, sont toujours célébrées à Freyming-Merlebach et dans la vallée de la Nied. La gastronomie, elle aussi, témoigne de la fusion des cultures : le streusselkuchen côtoie la tarte à la mirabelle sur les tables familiales.

Villages moins connus : Fresnes-en-Saulnois, Villing, Hestroff...

Au-delà des bourgs plus célèbres, de nombreux villages discrets racontent la grande histoire à travers leur quotidien :

  • Fresnes-en-Saulnois : Accueillit des réfugiés lorrains francophones lors de l’annexion de 1871. Plusieurs familles restées sur place ont longtemps été stigmatisées comme « Welsch » (français) jusqu’aux années 1920.
  • Villing : À moins de 500 habitants, ce village du pays de Nied conserve un accent particulier, mélangé de platt et de français, intraduisible ailleurs. Des peintures murales à l’église témoignent du double héritage.
  • Hestroff : Situé à quelques kilomètres de la frontière sarroise, Hestroff possess un cimetière militaire allemand du XIXe siècle. Les habitants y célèbrent encore la Himmelfahrt, l’Ascension selon la tradition allemande.

Frontières mouvantes, identités en héritage : pourquoi explorer la Moselle des villages ?

Explorer la Moselle à travers ses villages, c’est arpenter un territoire où l’histoire n’est jamais une notion abstraite, mais le fil conducteur du quotidien. Ici, la géographie du souvenir s’inscrit dans le paysage : un panneau bilingue, un clocher baroque aux allures rhénanes, une fête qui se danse de l’autre côté du fleuve. Les habitants, gardiens de mille micro-mémoires, transmettent à leur manière les traces des grandes heures et des blessures du passé.

Ce dialogue incessant entre héritages français et allemands n’a rien d’un musée : il façonne encore aujourd’hui le visage de la Moselle. Il invite à la curiosité, à l’écoute, et à la rencontre. Marcher dans les rues de Petite-Rosselle, s’attarder à Sierck, goûter la brioche de Phalsbourg — c’est s’imprégner d’un art de vivre frontalier, subtil, parfois obstiné, toujours accueillant.

Pour aller plus loin, les amateurs d’histoire locale trouveront une iconographie abondante dans les collections patrimoniales municipales, et dans de nombreux ouvrages tels que ceux publiés par les Editions Serpenoise ou la Société d’Histoire Lorraine et de la Moselle. La Moselle, hier ballottée entre deux nations, offre aujourd’hui un visage riche de ses différences, et invite à les découvrir respectueusement, le temps d’un détour à travers ses villages.

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