Les grandes abbayes monastiques : foyers spirituels et artistiques

L’abbaye d’Étival : la « Sénatorie » des Vosges

Fondée au VII siècle, l’abbaye d’Étival, « Sanktivallis » dans les textes médiévaux, se dresse au sud-ouest de Saint-Dié. Tour à tour bénédictine puis prémontrée, elle fut longtemps qualifiée de « sénatorie », c’est-à-dire centre spirituel d’importance comparable à celles de Remiremont ou Moyenmoutier, dans le réseau des abbayes vosgiennes (source : Annales de l’Est).

L’église abbatiale, chef-d'œuvre du roman vosgien (XII siècle), se distingue par la pureté de son chevet, ses chapiteaux sculptés, la sobriété de ses lignes et son jeu de lumière à travers la pierre claire. Longtemps, Étival régula la vie rurale et fut un foyer de manuscrits et d’enluminures connu jusqu’au sein de l’Empire. Son trésor, dispersé à la Révolution, laisse toujours apparaître un fragment de la célèbre tapisserie « de Saint-Hubert » du XIV siècle, visible aujourd’hui à Épinal.

Remiremont, la cité des chanoinesses et ses privilèges

Enclavée sur les rives de la Moselle, l’abbaye de Remiremont fut initialement un monastère double, fondé en 620 : moines et moniales cohabitaient selon la règle de saint Colomban. Elle devint vite un chapitre noble, exclusivement féminin : celui des chanoinesses séculières, issues des grandes familles d’Europe, investies d’un pouvoir non négligeable. Jusqu’à la Révolution, ces femmes géraient terres et revenus, élisaient leur abbesse et étaient parfois exemptées d’obligation de vœu de pauvreté, une singularité dans l’échiquier religieux (source : Églises et abbayes de Lorraine, Serge Domini, 2015).

  • L’actuelle église abbatiale, à la silhouette massive, s'accompagne encore des bâtiments du cloître et de traces d’un passé prestigieux : salle du chapitre, orgues classées, chapelle du Saint-Esprit.
  • L’abbatiale a accueilli une des rares processions du Saint-Sacrement autorisées par l’Église à se dérouler en dehors du chœur, privilège réservé à une poignée de fondations impériales.

Moyenmoutier : la pierre et la réforme

Fondée vers 671 par saint Hydulphe, Moyenmoutier fut l’un des points stratégiques du renouveau monastique lorrain : siège de la « réforme de Lorraine » au XVIIe siècle, aux côtés de Saint-Vanne (Metz) et de Saint-Évre, elle influença la spiritualité et l’organisation des monastères bien au-delà des Vosges (voir : Wikipédia - Réforme de Lorraine).

Les bâtiments, remontés après les guerres de Religion, frappent par leur monumentalité : nef majestueuse (63 m de long), grand chœur, orgue monumental, cloître. Un manuscrit précieux intitulé Chronicon Mediani Monasterii y fut rédigé, relatant les heurs et malheurs du lieu du haut Moyen Âge à la Renaissance.

Chapelles et sanctuaires : ferveur locale et traditions vivantes

Le Monastère Sainte-Odile au sommet du Hohwald

Certes, le Mont Sainte-Odile se situe aujourd’hui en Alsace, mais sa renommée rayonne jusqu’aux Vosges lorraines, dont il fut l’un des modèles d’implantation. Fondé au VII siècle pour accueillir la sainte patronne de l’Alsace, le lieu symbolise la fusion du mont sacré païen et de la spiritualité chrétienne.

  • De nombreux lieux-dits « Sainte-Odile » jalonnent la montagne vosgienne ; on retrouve aussi la coutume des pèlerinages champêtres – processions le 13 décembre, jour de la sainte – dans la plaine des Vosges.
  • Des chapelles sauvages lui sont dédiées à Grandrupt ou à La Bresse : havres de recueillement, encore visités aux beaux jours.

La chapelle de Ronchamp : quand Le Corbusier s’invite à la spiritualité vosgienne

Au sud des Vosges, non loin de la frontière lorraine, se dresse Notre-Dame du Haut à Ronchamp, chef-d’œuvre de l’architecture sacrée moderne signé Le Corbusier (1955). Inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, la chapelle revisite le geste spirituel : béton sculpté, lumière inondant l’espace, symbolique des formes épurée à l’extrême (source : Chapelle Ronchamp).

Sa présence a ravivé le pèlerinage marial local, mais aussi posé la question du lien entre modernité architecturale et mystique ancienne, soulignant la vitalité d’une quête spirituelle dans une terre aux racines profondes.

Églises romanes et vestiges méconnus : pierres silencieuses, histoires à deviner

L’église de Saint-Pierre-aux-Bois : témoin du premier art sacré vosgien

À mi-chemin entre Épinal et Saint-Dié-des-Vosges, Saint-Pierre-aux-Bois conserve l’une des plus anciennes églises rurales du département, dont une partie remonte au XI siècle. Voûtes lombardes, berceau de pierre étroit, chevet surélevé — sa silhouette modeste abrite les souvenirs des premiers ermites venus se retirer du monde.

  • Des fresques médiévales fragmentaires ornent encore la nef (découvertes en 1984), évoquant le Jugement dernier et la vie de saint Martin.
  • Le cimetière attenant conserve des croix de grès rouge typiques, plusieurs sont datées de la guerre de Trente Ans (1618-1648).

Les vestiges de l’abbaye de Senones : le secret des ducs de Lorraine

Grande fondation bénédictine, Senones fut un phare spirituel au Moyen Âge et la résidence favorite de l’abbé dom Calmet, célèbre moine érudit et historien lorrain du XVIII siècle (auteur d’une monumentale Histoire de Lorraine et d’un traité sur les vampires qui firent sensation dans toute l’Europe). L’abbaye, très éprouvée par les guerres et la Révolution, conserve un portail superbement décoré et un dortoir de moines abritant une bibliothèque patrimoniale de 63 000 volumes (source : Conseil Départemental des Vosges).

L’ancienne église abbatiale, devenue paroissiale, recèle toujours une partie du mobilier baroque, et la crypte ouest — ouverte à la visite lors des Journées du Patrimoine — témoigne de la vie monastique préservée dans la mémoire locale.

Ermitages et oratoires : lieux de silence et de refuge

Ermitage de Saint-Valbert à Remiremont

Dans la forêt domaniale de Remiremont, l’ermitage de Saint-Valbert aligne encore peu de murs — et bien des légendes. Selon la tradition, saint Valbert, second abbé du monastère, vivait là en ascèse stricte. Une simple chapelle en bois devient dès le VII siècle un centre de pèlerinage, réactivé à la Belle Époque par l’essor des cures thermales et du tourisme vert.

  • Le chemin de croix, jalonné de stations sculptées sommaires, file sous les sapins, jusqu’à la « grotte » reconstruite à la fin du XIX siècle.
  • Des pierres votives, déposées matériellement sur place, évoquent la piété populaire et la recherche de guérison, coutume toujours suivie lors du lundi de Pentecôte.

Les routes monastiques et les itinéraires spirituels actuels

Marcher sur les traces des moines, aujourd’hui, c’est aussi s’engager sur des itinéraires balisés empruntant l’ossature des anciens chemins de grande communication :

  • La Route des Abbayes Lorraine-Alsace, lancée en 1986, relie Étival, Moyenmoutier, Senones et Saint-Dié : sur moins de 60 kilomètres, le promeneur découvre successivement chœurs romans, monastères réhabilités, vestiges archéologiques et paysages façonnés par des siècles de présence spirituelle (voir : Musée Pierre Noël à Saint-Dié).
  • Le chemin de Saint-Jacques de Compostelle en Lorraine traverse les Vosges d’est en ouest, ramenant à la lumière de petites chapelles wayside, telles que l’église Saint-Laurent à Dommartin-lès-Remiremont ou le prieuré de Saint-Maurice-sur-Moselle, halte traditionnelle des jacquaires vosgiens.

Visiter avec respect : conseils et notes pratiques

Aborder ces lieux requiert une attention particulière. Beaucoup de sites restent actifs : offices, messes, journées de la ruralité, concerts de musique ancienne rythment la vie abbatiale, bien loin d’un simple décor de carte postale. Voici quelques conseils :

  • Préférer des visites discrètes : hors messes, sans flash ni bruit excessif.
  • S’informer sur les associations locales : nombre de ces abbayes proposent des visites guidées par les bénévoles du patrimoine, riches en anecdotes sur la vie monastique.
  • Respecter les zones d’accès restreint (cloîtres, sacristies) : les monastères vivants abritent parfois quelques religieuses ou moines aujourd’hui.

Pour qui sait écouter, chaque pierre porte l’écho d’une prière séculaire, chaque chapelle un battement de ferveur. Les Vosges, de ce point de vue, offrent une diversité singulière : vaste éventail de vestiges, d’histoires transmises, de traditions encore actives. Traverser leurs paysages, c’est lire la Lorraine dans son intime dialogue entre ciel, forêt et humanité croyante.

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